Interview avec l'artiste Nada Sehnaoui


Depuis que j'ai commencé à m'intéresser à l'art, je me suis mise à la recherche de musées à visiter, allant à toutes les installations que j'ai pu trouver. Je ne peux cacher que les œuvres de l’artiste Nada Sehnaoui m’ont toujours particulièrement frappée : la façon dont elle élaborait ses messages si bien choisis à travers l'art dans tous ses états me fascinait. La petite fille que j’étais n’aurait jamais cru pouvoir un jour éventuellement rencontrer la personne derrière les œuvres qui la bouleversaient. Et voilà que, quatre ans plus tard, je me trouve finalement en conversation avec l’une des artistes les plus talentueuses du Liban, rien qu’un écran séparant son univers du mien.


Elsa Mehanna: Je voulais commencer avec une phrase qui a attiré mon attention en lisant les différents entretiens que vous avez réalisés. Une phrase portant sur la guerre civile m’a surtout marquée : « I didn’t sit to study, read or watch TV, I was sitting to hide in a shelter… And I didn’t sit alone, as the whole country sat with me, each in his or her own shelter. » En lisant ce passage, je me suis projetée dans le passé, ces temps lointains qui semblent être indéniablement similaires à la tristesse vécue de nos jours. Oui, nous vivons une guerre, mais cette fois-ci elle se présente sous une autre forme, avec chacun se retrouvant dans son propre abri. Peut-être sommes- nous assez fortunés pour que ce soit notre maison et que nous puissions nous asseoir pour étudier, lire et regarder la télé, mais cette fois-ci nous nous retrouvons avec la terre entière assise avec nous et non seulement le pays, chacun dans sa propre maison.


Nada Sehnaoui : En effet, j’avais écrit cette phrase depuis longtemps, comme « Reflections on sitting ». Quand la guerre civile au Liban éclata, j’étais seulement une adolescente. Cette expérience était très violente et nous étions obligés d’arrêter toutes nos activités. C’était une période blessante, et j’ai attribué cette phrase où j'exprime cette brutalité que nous avons vécue à l’époque à mon installation « Haven’t 15 Years of Hiding in the Toilets Been Enough ? », 2008. Tu vois, il y a une différence entre quelqu’un assis tout seul, reflétant sur une question personnelle, et d’avoir le pays tout entier assis, et c’est là la distinction entre une crise personnelle et une crise collective. Aujourd’hui, la ressemblance est, comme tu le disais, que le monde entier est figé, se trouvant obligé de rester à la maison. Évidemment qu’à un moment, je fus transportée à la période de la guerre que j’avais vécue, mais je répète qu’au moins nous avons la capacité de sortir marcher dans la rue, sans peur d’être bombardés… On peut toujours se déplacer dans notre maison, nous ne sommes pas obligés de nous cacher ou de nous abriter dans les toilettes et les couloirs. Malgré toutes les misères que nous vivons, une partie de moi apprécie qu’on soit encore au moins en sécurité.


EM: En regardant votre travail passé, j’étais surprise à quel point certaines œuvres délivrent des messages encore applicables aujourd’hui, notamment votre sculpture « Les mauvaises nouvelles du monde », 2019. L’œuvre devant moi, je ne pouvais que sentir combien en 2021 les mauvaises nouvelles du monde entier ne sont rien comparées aux nouvelles entendues quotidiennement au Liban, c’était comme si le nombre de ces dernières surpassaient toutes celles du monde.


NS : Cette sculpture est une tour de 2 mètres de journaux tous peints en noir. Parfois, je me sens assaillie par toutes les nouvelles du monde, comme si elles venaient m’attaquer. Depuis mon adolescence, je prenais plaisir à lire des journaux et j’essayais toujours de me libérer en poussant les murs sombres qui venaient à m'emprisonner, afin d’éloigner ses mauvaises nouvelles de façon à ce qu’elles ne soient pas concentrées et insoutenables. Peut-être qu’on pourrait créer un journal de bonnes nouvelles. D’ailleurs, quelqu’un m’avait une fois demandé pourquoi je travaillais surtout sur la guerre et les misères. La vérité est que chaque fois que j'essayais de m’éloigner de ses infortunes, je suis frappée à nouveau par une autre catastrophe qui m’empêche de travailler sur autre chose. Il est très difficile d’échapper aux mauvaises nouvelles et je me retrouve incapable de parler d’autre choses, parce que c’est comme si je n’avais pas le droit de me concentrer ailleurs quand il existe tellement d’événements terribles qui se passent.


EM: Travaillez-vous sur quelque chose en ce moment ?


NS : Mon atelier à Mar Mikhaël a été gravement endommagé, prenant avec lui la dernière œuvre que je travaillais, et ironiquement c’était une carte du Liban… Donc tout mon atelier, métaphoriquement, la carte du Liban, était en morceaux sur le sol. En plus, je suis encore sous le choc et j’ai préféré valoriser en ce moment mon engagement avec « Beirut Madinati » afin d’essayer de changer la situation politique du pays. Bien sûr que je me remettrai au travail éventuellement, la vie sans les couleurs est bien triste. J’attends encore qu’une nouvelle idée me porte pour revenir à mon atelier. S’il y avait une idée à concrétiser et matérialiser je me serais peut-être remise au travail plus tôt, mais actuellement je concentre mon énergie sur la situation du pays, surtout que je suis encore affectée par toute cette destruction qui continue à me hanter.


EM: Pensez-vous que vous seriez une artiste avec tellement d’expériences dans ce domaine sans toutes les misères vécues au Liban?


NS: Bien sûr que j’aurais eu une autre expérience, mais ce n’est absolument pas nécessaire d’expériencer cette dose de torture… J’aurais parlé de l’univers et de l’existence, même aussi des fleurs. Bien que j’eusse déjà peint des tulipes, c'était aussi pour une triste cause, pour un pays blessé. De plus, les crises de l’humain sont nombreuses et ne finissent jamais, il existe des crises personnelles et d’autres au niveau de toute la société. Donc, même si l’artiste vivait dans un pays tranquille, si l’envie viscérale pour lui est de faire de l’art, il fera de l’art là où il se trouve. Pour moi, je suis juste tombée ici, au Liban, par destin.


EM: Est-il plus important pour vous de faire de l’art ou bien de faire passer un message ?


NS : Tout commence par une idée, et cette idée devient une obsession. Tu dors et tu te réveilles sur cette idée qui devient tellement puissante qu’elle acquiert la capacité de te détruire, et de t’emprisonner dans un état obsessionnel. Tu as alors la possibilité de lui donner un corps, de la concrétiser, de la faire ressortir et de la libérer de ton esprit. Je suis sûre que les artistes ne décident pas de poursuivre une carrière aussi difficile, mais c’est plutôt une nécessité, que si ces personnes ne font pas ressortir ces idées emprisonnées au fond d’eux en de leur donnant un corps, une forme, que ce soit dans tous les domaines, en danse, poésie, théâtre, peinture et bien d’autres, ces personnes tomberont malades et deviendront folles. Quand tu concrétise cette idée, c’est alors qu’elle te laisse continuer à vivre, elle te redonne vie car à ton tour tu lui as donné vie, sinon elle t’absorbera. C’est ça mon expérience personnelle, je n’avais plus d'autre choix que de concrétiser mes idées en art, qui à leur tour feront passer un message en reflétant mes pensées.


EM : Vu que vous avez tenu de multiples expositions dans des espaces publics, avez-vous reçu occasionnellement des reproches de l’Etat et du gouvernement ?


NS : C’est marrant que tu aies directement pensé que l’Etat va me faire des reproches au lieu de me féliciter, cela dit beaucoup de ce qu’on pense de l’Etat. Peut-être que dans un autre pays, on aurait demandé à l’artiste si l’Etat l’avait aidé, félicité et même remercié, non pas s’il l’avait critiqué. En tout cas, je n’ai pas -encore- reçu de reproches de la part du gouvernement, notamment parce que ces installations nécessitent l’obtention d’un permis.


EM : Vos installations publiques et vos divers œuvres exposées visaient à créer une interaction entre votre art et les spectateurs. Maintenant qu’on est confiné, nous avons vu plusieurs expositions d’art virtuelles sur les sites Internet. Pensez-vous que l’art virtuel pourrait remplacer les expositions en présentiel ?


NS : Cette période va passer et on va revenir à la vie, on ne va pas mener notre vie entière de cette façon. Il y a une grande différence entre voir un tableau de près, se tenir devant lui et avoir son corps en face d’une œuvre d’art, et voir une photo de ce même tableau, quelle que soit sa beauté et sa splendeur. Il y a aussi le facteur de dimension qui compte, les grands tableaux perdent de leur force : quand nous nous tenons devant un tableau de 2x2 mètres, nous sommes dans le tableau, nous faisons partie de l’œuvre, plutôt que de regarder une photo sur un écran en main. Ceci dit, je crois qu’éventuellement on adoptera des projections holographiques de toiles et de sculptures pour les admirer sur de grands écrans, mais pour le moment je crois que pendant ces dix ans, on retournera dans la rue, dans les salles d’expositions et de théâtres… Malgré cela, il faudrait également prendre en compte le matériel que l’artiste utilise, la peinture contient une sensualité, c’est une beauté physique. D’ailleurs, le peintre tombe amoureux de sa peinture: de son odeur, des couleurs, de la matière qui la constitue et des tubes qui la contiennent, avant même de commencer à peindre. Le virtuel est donc quelque part une perte de cette matérialité.


EM: Ma dernière question pour vous est pourquoi avez-vous choisi de revenir au Liban après avoir vécu ailleurs?


NS: Même quand je vivais à l’étranger, je revenais chaque année pendant les vacances. Je ne me suis jamais totalement coupée du pays. Quand je suis partie, ce n’était pas pour émigrer, mais je n’étais plus capable d’arriver physiquement à mon école à cause de la guerre civile au Liban. Partir était devenu une nécessité, non pas un choix. Quand le temps de revenir se présenta, je l’ai saisi et je suis revenue.


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